A la question Qu’est-ce que le laps pour vous ? … Morgan a choisi ce texte, écrit lors d’un long et lointain voyage, justifiant sa réponse par ces quelques mots introductifs.
« Pour moi, le temps, ça a toujours été les trains, comme le texte que tu as entendu l’autre soir sur l’heure de voyage. Là, c’est un voyage en Russie qui me l’a inspiré : sur le fond, c’est un laps de temps matérialisé par un wagon. Les passagers qui s’y trouvent cheminent dans un long souffle entre les deux bouffées d’air du départ et de l’arrivée. Impuissants à en sortir, ils n’en élaborent pas moins des stratégies pour le déjouer. Sur la forme, le texte se compose presqu’uniquement d’une seule longue phrase, dans laquelle on s’engage rapidement, donton ne peut s’extraire qu’à la toute fin, lorsque le voyage se termine. »
Les Russes
Je suis dans la sleeping-class du train Moscou-Kiev-Odessa. Il y a une cinquantaine de lits par wagon (en russe : ВАГОН ; oui, vraiment ! et on prononce comme wagon, en appuyant un petit peu sur le -n). J’aime bien cette classe dans les trains ; on y rencontre toutes sortes de gens qui font toutes sortes de choses pour tuer le temps, comme distribuer les couvertures aux retardataires ou remplir précautionneusement les formulaires des douanes ; et on discute et on se présente, les moins sociables écoutent de la musique, ou dorment ou font semblant, d’autres encore préparent leur coucher comme s’ils allaient vivre l’éternité dans ce lit ; et à la fin ils l’aiment comme le leur mais le perfectionnent encore ; bref, chacun a ses petits rituels pour oublier qu’il va passer une quinzaine d’heures enfermé dans un wagon, étouffant du manque d’oxygène et de la chaleur, lancé à toute vitesse dans les campagnes russes ; pour oublier qu’il ne disposera plus que de la liberté d’attendre que le calvaire finisse, sans pouvoir respirer, penser, courir, manger, fumer, faire l’amour, se soulager.
Morgan
Né en 1987 à Annecy. Vit et travaille à Paris pour le moment.
Une enfance dans un petit village de campagne isolé, puis Morgan voyage, écrit, écrit et voyage. Entre ses premiers mots dits et ses premiers mots créés, se sont dessinées les prémisses d’une précarité existentielle durable. Il prend le train pour découvrir différentes parties du monde, compte les pays qu’il traverse, et prend son stylo pour se promener dans le temps (« L’effet Hasselhoff », in Le jour où le mur de Berlin n’est pas tombé et tous ceux qui suivirent, Les Uchroniques, 2014). Morgan vit à Paris depuis 2009, où il fait un passage dans les métiers de l’édition avant de se tourner pour un temps vers l’enseignement. http://bibliotheque-protolire.tumblr.com – http://prezi.com/f_sfyd6p5ety